l’oeil du loup

Texte proposé par Chiarel – @chiara_chiarel

4 février 2035

le grand méchant loup a finalement eu une permission de sortie après sa condamnation pour double tentative de meurtre. Après toutes ces années il n’a nulle part où aller, et il erre dans la ville. Au bout d’un moment il se rend compte qu’il est au pied de l’immeuble du Petit Chaperon Rouge. Il entre dans le couloir – il y a toujours le nom sur la boite à lettres, mais plus celui de mère-grand.

il a du mal à monter les deux étages pour accéder au donjon, avec son arthrose

arrivé devant la porte il hésite une minute

puis il tire la chevillette et la bobinette choit – ça lui rappelle de vieux souvenirs

il ouvre la porte

le petit chaperon rouge est de dos, elle regarde par la fenêtre

il se demande si elle l’a entendu mais il y a quelque chose dans la tension de ses épaules qui lui indique qu’elle sait qu’il est là

elle se retourne, la capuche rouge entoure son visage fatigué, une mèche de cheveux gris s’échappe de sous le rebord

ses yeux sont creusés mais elle sourit

le méchant loup s’avance vers elle. Il ne sait pas quoi dire, mais elle prend la parole. Sa voix a changé, depuis le temps, elle est rauque, comme si elle n’avait pas parlé depuis des jours, et le loup réalise que c’est sans doute le cas.

« comme tu as de grands yeux »

il s’approche encore

« c’est pour mieux te voir, mon enfant »

il est tout près d’elle maintenant, il sent sur elle un léger parfum de mimosa un peu poudré

« comme tu as de grandes oreilles »

elle lève la main vers ses cheveux, mais n’achève pas son geste, comme si elle avait peur de le toucher

« c’est pour mieux t’entendre mon enfant »

elle pose sa main sur le côté de sa tête, il l’incline doucement jusqu’à poser le côté de sa mâchoire dans la paume rêche

elle ajoute tout doucement, en le regardant dans les yeux

« comme tu as de grandes dents »

« c’est pour… » mais il n’arrive pas à continuer

elle le regarde encore

ils sont tout près

on ne refait pas l’histoire

elle le prend dans ses bras et il pose sa tête dans le creux de son épaule

**********

Tu étais mince, presque maigre, malgré un petit début de ventre qui te complexait. L’âge. Presque le même que le mien. Pourtant c’est une rondeur chez toi qui m’a séduite en premier, la rondeur de ton biceps sur ta photo de profil. Tu tenais ton appareil photo devant ton visage, et ton muscle ressortait un peu, ça m’a donné envie d’y poser mes doigts. On entrevoyait tes lèvres derrière la lanière noire de l’appareil. Un sourire vaguement narquois. Une photo en noir et blanc, un peu travaillée. Jolie. 

J’ai compris très vite pourquoi tu cachais ton visage. Il y avait ta femme, et tes trois garçons encore jeunes, qui ne devaient pas savoir que tu prenais des libertés avec ta vie si précisément réglée, en apparence si paisible, si équilibrée, si heureuse. 

Tu cherchais le coup de canif discret, la relation qui n’engage à rien, le petit coup rapide entre deux portes. Je ne t’ai pas jugé. Mais j’hésitais tout de même, prise entre deux principes, l’un de respecter les engagements fixés même s’ils n’ont pas été fixés par moi (et qu’ils ne sont pas les miens, l’exigence d’exclusivité est tellement loin de ce qu’est devenue ma vie), l’autre de ne pas prendre sur moi les dilemmes moraux d’autrui. Je n’ai jamais réussi à trancher, tu sais. 

On s’est vu trois fois, au cours de ces six mois. Lors d’aucune de ces rencontres il n’y a eu du sexe. Le sexe s’est passé en dehors. Par photos, par mails, par messages. Je ne suis pas assez naïve pour me dire que ça n’était pas du sexe, et que tu n’as pas trompé ta femme avec moi. Je sais que ça en était, du vrai, du qui compte, du sexe qui change des choses. On n’a juste pas échangé de fluides. 

On s’est écrit tous les jours pendant six mois, tous les jours ou presque, une fois ou deux tu m’as prévenu que tu partais en famille et que tu ne serais pas disponible, et qu’il ne fallait surtout pas t’envoyer de messages pendant ces quelques jours. A chaque fois tu as fini par me contacter. 

La première de nos rencontres n’était pas prévue. Tu m’as envoyé un message pour me dire que tu étais en train de marcher en direction de mon appartement. J’étais déjà au lit, je me suis relevée. Tu étais encore loin, un ou deux kilomètres, tu m’as envoyé des photos tout le long du chemin. C’était un peu inquiétant. Tu marchais vite. Je t’ai vu arriver, tu sais, de la fenêtre de ma chambre. Tu t’es adossé à un mur pour regarder ton téléphone. J’étais déjà habillée, j’ai enfilé mes chaussures et je suis descendue te rejoindre. 

Je t’ai reconnu à ton sourire un peu sarcastique, à ton regard, à ces petites rides autour de tes yeux. J’ai enlevé mon bonnet en m’approchant, par politesse, et pour lever l’ambiguïté en te montrant mes cheveux décolorés. On s’est fait la bise – tu sentais l’alcool, je n’ai pas aimé. Tu sortais d’une soirée avec des collègues, un peu trop arrosée. Tu m’as dit que tu ne t’attendais pas à ce que je descende. Dans ton imaginaire, Juliette devait sûrement rester sur son balcon, à attendre son Roméo, mais je ne suis pas Juliette, je n’ai jamais aimé attendre sur les balcons. 

On a marché un moment en direction du Sud, le long des quais de Saône. On a parlé d’un peu tout et rien, de nos origines, du boulot, de ce qu’on aimait dans la vie. Il faisait nuit noire, même s’il n’était en réalité pas très tard. C’était novembre. Il avait plu et les lampadaires mettaient des reflets sur le goudron de la route. On s’est assis un moment sur le muret en pierre près du conservatoire de musique. On s’est parlé presque sans se regarder. On ne s’est pas touché, même pas effleuré la main. Personne n’a osé, ni toi, ni moi. De toute façon on avait tous les deux des gants.

Ensuite tu m’as raccompagnée sur une partie du chemin, et on s’est laissé sous les platanes d’où tombaient encore des gouttes de pluie. Je t’ai fait la bise comme on se jette à l’eau, je t’ai serré dans mes bras, toi, ton pull, ton manteau noir. Presque un bonhomme Michelin de vêtements, je n’ai pas senti la forme de ton corps sous toutes ces couches. J’ai regretté, ensuite.

La deuxième fois c’était pendant les illuminations du 8 décembre, un ou deux jours avant, quand il n’y a pas trop de monde, une foule dense mais encore supportable. Tu avais pris prétexte des festivités pour sortir avec ton appareil photo. On s’était donné rendez-vous près d’un pont. J’avais peur de ne pas te reconnaître – je ne suis pas douée avec les visages – mais je t’ai trouvé tout de suite, et je me suis glissée près de toi. 

Tu avais ton appareil et un sac avec des objectifs de rechange – visiblement tu consacrais à ta passion plus de moyens que moi à la mienne. Nous avons fait des photos, tous les deux, côte à côte, puis nous sommes remontés le long des quais. Encore les quais de Saône. C’est une histoire de quais, de toute façon, cette histoire, moi j’habitais au nord, chez les prolos, ou les bobos à la rigueur, et toi au sud, le long de la même rivière mais chez les bourgeois, même si on venait tous les deux d’un milieu assez modeste.  J’aimais imaginer que si j’avais mis une bouteille avec un message dans le courant tu aurais peut-être pu l’intercepter de chez toi. On a marché, parlé encore, de choses et d’autres, pas trop de séduction. J’ai ri, probablement, le genre de rire des filles séduites. Tu m’as demandé si je voulais être discrète et qu’on ne me voie pas en ta compagnie, je t’ai répondu « je m’en fous ». 

Tu enviais ma liberté, mais pas ma solitude. Tu savais ce qu’il t’en coûterait d’être libre, et tu préférais tes barreaux. Je ne sais toujours pas lequel de nous deux a raison, tu sais. Les deux, ou aucun, probablement. Le lendemain tu m’as envoyé quelques-une de tes photos, techniquement bien meilleures que les miennes, très jolies, très soignées. Malgré tout j’aimais bien le tremblé des miennes, les silhouettes noires des passants contre la lumière rouge de la gare Saint Paul. Moins propre. Plus personnel, peut-être. 

On s’est beaucoup écrit. Pas de très longs messages, ou rarement. Plus par bribes. Tes messages commençaient en général le matin vers 7h 45, probablement au moment où tu te retrouvais seul chez toi, une fois ta femme partie au travail et les enfants pour l’école. On échangeait quelques phrases puis tu allais prendre ta douche. Souvent tu m’envoyais une photo. Un bout de ton torse sous une chemise blanche, avec à peine un téton visible sous le tissu. Un autre bout de ton torse dans le miroir de la salle de bains. Un autre bout, plus bas, le sexe tout juste hors champ. Parfois pas si hors champ que ça, et je t’engueulais. Je suis sans doute vieux jeu mais je préfère voir pour la première fois le pénis d’un homme autrement que sur une photo. 

Tu ne m’as pas directement demandé de photos, mais j’ai fini par te rendre la politesse. C’est comme ça que ça se passe, les femmes n’envoient de photos qu’à ceux qui n’en demandent pas. Question de prudence. Je pesais les miennes. Rien de trop compromettant. Jamais de parties du corps trop explicitement sexuelles si on voyait mon visage. J’y passais du temps, j’essayais de faire des trucs jolis, pas juste un bout de corps comme ça. C’était pas facile. Je mettais des filtres dégueulasses. Un décolleté plongeant. Un bout de sein. La courbe des reins (vas-y, galère avec ton retardateur). Un soutien-gorge posé sur le dossier d’une chaise. Une cuisse barrée de l’élastique d’un porte jarretelle. J’ai découvert que le miroir de ma salle de bains était juste accroché à un clou, et je l’ai déplacé partout dans l’appartement, pour jouer avec mon reflet. J’avais envie de te faire plaisir avec mes photos, même si je crois que ce tu aimais par dessus tout c’était m’envoyer les tiennes. 

La troisième fois c’était des mois plus tard, au printemps. On avait parlé encore de photos, je t’avais dit que j’avais envie de prendre des hommes en photo, parce que toujours voir des corps de femme, à la fin c’était un peu lassant, j’avais aussi envie de voir des hommes nus, moi, et des hommes qui me plaisaient si possible. L’idée t’avait plu, évidemment, et nous avions convenu que tu viendrais  poser chez moi. Je savais et tu savais que c’était tout sauf innocent, mais on a joué le jeu. Tu es venu un samedi matin. J’ai plaisanté sur la passerelle qui mène à mon appartement, et quand je t’ai dit bienvenu dans mon donjon j’ai senti ton sourire, dans mon dos. 

Cette fois-là on a bu un café et fait des photos, rien de plus. Même si le reste était présent entre nous tout le temps. Tu n’es pas resté longtemps, ta femme aurait pu s’apercevoir de quelque chose. 

Je les ai gardé ces photos, je ne les ai presque montrées à personne, puisque j’avais promis, et je ne les ai jamais diffusées. Sur celles du début tu es assis dans mon fauteuil en rotin, celui qui était à la base de tellement de nos scénarios fantasmés, tu as une tasse de café dans la main, de la même couleur que les inscriptions sur ton t-shirt. Tes mains sont belles. Ce ne sont pas des mains d’employé de bureau, elles sont noueuses, avec des cicatrices, ce sont des mains de paysan, et c’est aussi pour ça qu’elles me touchent. 

Sur les photos d’après tu as enlevé ton t-shirt et tes chaussettes.  On voit ta peau très lisse, tes muscles secs, les trois grains de beauté presque parfaitement alignés que tu as sur l’épaule. On voit ton sourire, aussi, derrière la tasse de café qui cache en partie ton visage. Le sourire carnassier d’un prédateur qui sait que sa proie ne peut plus lui échapper. Au moment de partir tu m’as dit que tu aurais aimé rester plus longtemps, que tu étais bien avec moi, mais que tu ne pouvais pas. Les barreaux, toujours. Tu m’as envoyé un message en rentrant, pour me dire que si je te l’avais demandé tu aurais été nu en une seconde, devant moi. 

Je t’ai échappé pourtant. A moins que ça soit toi qui m’aies échappé. On a joué au chat et à la souris. Au loup et au petit chaperon rouge. Je t’avais dit que je te trouvais un sourire de loup. C’était un rôle qui t’allait comme un gant, faire un peu peur au petit chaperon rouge. On en a pas mal parlé. On a décidé de jouer à ça, pour changer. C’était très excitant pour moi aussi, un peu trop par moments, un peu déstabilisant. Tu me demandais de me masturber et de t’envoyer une photo de l’endroit où je l’avais fait. Tu me mettais au défi de jouir au travail. Dans les toilettes d’un bar. Tu m’interdisais de jouir pendant un ou deux jours. Je n’étais pas très obéissante, ces fois-là. Tu me promettais des punitions, des gages. Parfois je renâclais. On trouvait autre chose. Tu me demandais la liste de mes sex-toys et ceux que je préférais utiliser. Souvent tu me poussais un peu trop loin.  Peut-être que ce que j’ai le plus appris avec toi, ça a été de savoir quand dire stop. De trouver mes limites. Pas forcément pour les repousser, on a tous le droit d’avoir des limites. Plus pour en connaître le contour, la résistance. Tu m’as appris des choses sur moi. Merci, pour ça. 

A un moment j’ai proposé de te faire entendre ma voix. Tu l’aimais beaucoup, j’avais enregistré des contes, des extraits de textes érotiques, tu trouvais que j’avais la voix parfaite pour ça. A ta demande je me suis enregistrée en train de me masturber. On entend pas grand-chose au début, juste quelques mots et quelques bruits de froissements de couverture, puis viennent des cris, pendant un moment, et un rire, à la fin. Tu m’as dit que ça aurait été encore mieux si j’avais plus parlé, pendant. Mais je ne joue pas assez bien pour ça. 

Je ne t’ai jamais dit que j’avais dû faire l’enregistrement deux fois, parce que la première fois l’enregistreur était tombé en panne de batterie, ce dont je ne m’étais aperçue qu’au moment d’écouter le fichier son. J’avais recommencé, mais sans les quelques phrases du début, et je crois que j’avais joui moins fort, la deuxième fois. L’enregistrement final est un montage, même si ça ne s’entend pas. Tu l’avais beaucoup aimé, je crois bien que tu l’écoutais souvent, le matin, avant d’aller sous la douche. Peut-être que tu l’écoutes encore, cher loup. Je l’espère. 

Tu m’a dit que tu voulais qu’on se revoie. Plein de fois. Je veux dire, tu me l’as dit plein de fois.

Tu n’es jamais revenu. 

Il y avait toujours un obstacle. Un contretemps. Les devoirs des enfants à finir. Le coiffeur, les courses pour un repas avec des amis, où tu regrettais que je ne sois pas, mais où tu savais que ça n’était pas possible, et que je m’y serais sentie déplacée, de toute façon, pas mon milieu. Tu m’as envoyé des photos des plats que tu cuisinais, entre deux photos de toi sortant de la douche. Un bout de torse, une ratatouille. Une paire de fesses, une tarte aux framboises. Un bout de pubis, un rôti de veau. Mille-feuille incongru d’images. J’étais dans ta vie sans y être. Invisible. 

Tu as bien joué avec le petit chaperon rouge. C’était un jeu intéressant. Moi aussi je l’aimais bien. Mais j’avais envie d’être mangée, pour de vrai, pas juste entre les lignes d’un mail. J’avais envie de tes bras, de ta présence, de ta chaleur, de tes mains sur moi, de ta voix à mon oreille, j’avais envie des corps, je n’en pouvais plus de l’excitation, je voulais de l’intimité. Je ne suis pas faite pour les relations à distance, sans doute, surtout pas quand la distance c’est quatre stations de métro, plus les barreaux d’une cage. Tu étais le loup, mais c’est toi qu’on tenait en laisse. Tu te rêvais loup, tu n’étais peut-être qu’un chien, comme dans la fable, mais un beau chien de race à qui on tient, qu’on montre, qu’on caresse, qui a une belle niche. Et tu n’étais pas assez fou pour rompre ta laisse.

Alors c’est moi qui suis partie. Je t’ai écrit une lettre d’adieu au lieu du récit érotique que tu m’avais demandé. C’était la lettre du petit chaperon rouge au loup, comme elle aurait pu être écrite si le loup avait été un peu plus tendre, comme toi tu savais l’être. Il y a eu encore quelques messages après ça, où tu me disais que tu ne trouvais pas de solution. Je n’ai jamais répondu.

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